Extrait de « Une demi-heure a suffi », de Samlof Sancouleur (livre publié chez Mon Petit Éditeur)
Djibouti, Afrique de l’Est, 1998.
J’étais maigre, émaciée, fatiguée. Mon survêtement et mes baskets ne flattaient pas ma silhouette rachitique. Mes grands cheveux bruns étaient ternes, mes joues creusées, mes lèvres sèches. À travers mon tee-shirt, on distinguait à peine mes premières formes de féminité, j’étais beaucoup trop mince.
Je venais de sortir de l’hôpital militaire où j’avais été soignée suite à une tuberculose sérieuse qui avait bien failli avoir raison de moi. À cette époque, en Afrique, il n’y avait aucun vaccin contre la tuberculose et les malades étaient considérés comme des parias. J’ai attrapé cette maladie dans la rue, à rester dehors, sans abri. Trempée par la pluie, je dormais mouillée et la maladie s’est invitée. C’était tout à fait normal, c’était le quotidien des enfants de la rue, comme moi. Nous, les filles, ne pouvions même pas nous déshabiller pour faire sécher nos vêtements, seuls les garçons pouvaient se permettre ce luxe. Pour nous, c’était trop risqué, malgré notre maigreur nous pouvions attirer les violeurs. Lorsque j’ai été retrouvée allongée, dans l’impossibilité de me lever, paralysée des jambes, j’ai été conduite à l’hôpital public qui a accepté de me garder pendant de longs mois ; tous les frais étaient pris en charge par l’État. Pourtant, malgré des examens lourds et poussés comme les ponctions lombaires que je subissais quotidiennement, aucun médecin n’arrivait à comprendre ce que j’avais. Comme, en plus, il n’y avait pas de laboratoire d’analyses médicales, à Djibouti, cela ne les aidait pas.
En fait, j’étais paralysée des lombaires jusqu’aux pieds et les douleurs que je ressentais dans mon dos et ma colonne vertébrale étaient telles que je ne pouvais pas dormir. Je ne pouvais rien faire seule, la nourriture ne passait pas, les muscles de l’estomac, des intestins, étaient inutiles. Je devais être aidée pour me soulager. C’était horrible à vivre mais malgré tout, je voulais m’en sortir. Les médecins, impuissants à trouver l’origine de mon mal, souhaitaient, pour certains, que je meure parce qu’ils avaient pitié de moi et voyaient bien à quel point je souffrais.
C’est difficile de voir quelqu’un dont le corps est partiellement mort. En revanche, d’autres voulaient m’envoyer en Europe pour que je guérisse. C’est une pratique courante en Afrique. Toutefois, étant une enfant pauvre abandonnée et compte tenu de mon état, cette expatriation était impossible. Je suis restée plus de trois mois à l’hôpital sans explications et sans médicaments puisque personne ne trouvait ce que j’avais.
Parfois, je me croyais déjà morte tellement la douleur était insupportable. Je ne pouvais pas dormir. Impossible. Comme j’étais discrète et que j’obéissais à tout le monde, tout le personnel médical m’appréciait bien. Ils disaient de moi « la petite pauvre ». Je ne parlais pas beaucoup, j’étais gentille et obéissante. Mais j’avais surtout peur du personnel féminin, peur qu’on me fasse du mal. Encore une fois. Aussi, lorsqu’une infirmière est allée chercher le médecin militaire, j’ai été très surprise et très reconnaissante.
Elle était différente et je pense encore souvent à elle. Elle avait des relations dans le personnel médical français. D’ailleurs, tous les week-ends les médecins français venaient à l’hôpital public pour voir les patients et aider les médecins locaux dans leurs diagnostics. C’est comme cela qu’elle a indiqué le cas d’une petite jeune fille paralysée dont les médecins, malgré les ponctions lombaires quotidiennes qu’ils lui imposaient, ne comprenaient pas ce qu’elle avait. Cette fille, c’était moi. Procédant à d’autres auscultations et d’autres prélèvements qu’il envoya ensuite dans un laboratoire en France, il a fini par découvrir, en vingt-quatre heures, que j’étais atteinte de tuberculose sous la forme du Mal de Pott, si fréquent en Afrique. Il a même ajouté que j’étais extrêmement chanceuse, à cinq jours près, je serais morte de cette maladie. Ce médecin m’a ensuite transférée à l’hôpital militaire et c’est là que j’ai été soignée. Alors que mes frais d’hospitalisation étaient pris en charge par l’État, pour les médicaments, c’était plus compliqué. Le personnel médical a décidé de se cotiser pour me payer les comprimés dont j’avais besoin pour guérir. À partir de cet instant, ma vie a changé. Toutes les deux heures, je devais avaler treize cachets différents censés m’aider à me remettre. Cela dura près de quatre mois. Une nuit, j’ai senti mes pieds bouger à nouveau. Quel choc ! Quelle peur ! Je me suis mise à hurler, de terreur : « Au secours, aidez-moi ! » Le médecin de garde est arrivé, très inquiet. Il ne comprenait pas ce que j’avais. Je lui ai alors dit : « Je suis vivante, mes pieds bougent ! » C’était un miracle.
Alors, le médecin français s’est déplacé en pleine nuit et m’a rassurée : après un an de médicaments et six mois de rééducation, je serais de nouveau sur pied. Mes journées ont alors commencé à être bien remplies : entre la rééducation et les animations, j’étais occupée. Des médecins chinois passaient nous masser et faire de l’acupuncture pour nous aider. Moi, j’avais les médicaments pour me soigner. Quand, les matins, je voyais le médecin, il arborait toujours un grand sourire. « C’est bien », me disait-il, après avoir consulté mes résultats. Je faisais des progrès de jour en jour, même s’ils étaient infimes. Il voyait que je me remusclais, que mon visage était plus rempli, que je marchais un peu mieux. Ce médecin a été formidable avec moi. Il devait rentrer en France mais a attendu que j’aille mieux pour partir. Il m’a donné mes béquilles, a pris soin de moi. Son épouse aussi venait me voir et m’apportait des biscuits ou des yaourts. De temps en temps, elle m’offrait aussi un tee-shirt. J’étais vraiment gâtée. Je crois qu’il en a fait beaucoup plus qu’il n’aurait dû.
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