Extrait de « Souffle d’une vie » d’André Royer (livre publié en auto-édition)
À l‘âge de vingt ans, fin 1949, je partis faire mon service militaire à Angers. Dès mon arrivée, l’adjudant demanda à toutes les recrues : « Quels sont ceux qui ont le permis poids lourds ? » Je levai la main, tout comme deux ou trois autres. « C’est parfait, demain, corvée de chiottes ! » Mince alors, mon permis allait être très utile !
Merci, mon adjudant. Je passai quinze mois en tant que caporal comme instructeur à la construction des ponts sur les rivières et minage et déminage. Cette affectation me permit de me refaire physiquement parce que j’avais mal au dos à force de porter le bois journellement six jours par semaine. Dieu merci ! J’avais la santé, parce qu’aujourd’hui, à quatre-vingt-trois ans, je marche encore bien. C’est aussi grâce à mon oncle Léon qui, après avoir lui-même attrapé un chaud et froid, m’obligeait à me couvrir, en particulier aux repas de midi, surtout après avoir eu chaud. Cela contribua certainement à ce que je conserve ma santé, il ajoutait, même : « Il faut te couvrir ! Les chevaux qui ont froid en mangeant attrapent la gourme or, c’est aussi vrai pour les chevaux que pour les hommes ! » En tant qu’instructeur, j’étais chef d’une section. Un jour, l’officier supérieur me dit : « Royer ! Tu présentes ta section ! — Oui ! répondis-je, au garde-à-vous. Je vais vous présenter ma section : je crois que je suis le meilleur, dans votre compagnie. — Pourquoi ça ? — Parce que j’ai six veaux, dans ma compagnie. — Comment ça, vous avez six veaux ? — Oui, j’en ai un qui s’appelle Devaux et l’autre Quatreveaux. J’ai donc six veaux dans ma section. » L’officier se mit alors à rire. L’ambiance était assez détendue.
Dans notre compagnie, chaque chef de poste était chargé de transmettre les ordres de l’officier supérieur au clairon pour rapatrier une nouvelle compagnie pour le changement de garde. J’assumai parfois le rôle de chef de poste, je dus appeler la troisième compagnie. Seulement le clairon n’était pas là, sans doute parti se soulager. L’un des plantons, me voyant embêté, me dit : « Ah mais je sais jouer du clairon, caporal. Je jouais même dans la clique en Bretagne. — Oh ben ça tombe bien, répondis-je. Viens, on va appeler la troisième compagnie. » Il prit alors le clairon et me demanda ce qu’il devait faire. Je lui chantais la musique à jouer, avec les trois rappels pour la troisième compagnie. Il essaya : un fiasco.
Les notes étaient fausses, et il ne sortait que des sons aigus du clairon. « Merde ! m’exclamai-je. Tu disais savoir jouer ! Mais tu joues comme un pied ! Ce n’est pas possible ! — Si, si, je vous assure que je sais jouer et que j’ai joué avec la clique de Bretagne. — Tu déconnes, tu n’as pas pu jouer ! » Je lui laissai une chance et répétai les notes. Il retenta : en vain. Je me retournai alors et découvris l’officier supérieur, nous regardant, atterré : « Mais qu’est-ce vous faites dans ce milieu de cour ? demanda-t-il. — Mon adjudant-chef, répondis-je, le clairon est parti se soulager et le planton me disait savoir jouer du clairon. Et puis, vous voyez, ce n’est pas évident. — Bon ! Vous passerez ce soir au poste, on va s’expliquer ! ordonna l’officier en partant. — T’es con ! dis-je au planton. Tu m’as fait coincer. » Le soir, au poste, l’adjudant-chef me conseilla de demander à mon copain d’apprendre à jouer du clairon ! Il se bidonnait au simple souvenir des fausses notes émises. Je n’eus pas droit à une remontée de bretelles. Ouf ! À chacune de mes permissions, je rentrais à la maison et mon oncle me confiait à nouveau les chevaux pour que j’aille en forêt sortir bûches et fagots. Le jour de ma première permission, alors que mon oncle m’avait demandé d’aller chercher un tour de perches châtaigniers à la Cornelière, en me spécifiant bien, d’ailleurs, qu’il était prudent que je fasse deux petits tours plutôt qu’un en raison des innombrables souches qui jonchaient le sol ; je dus mal entendre.
Je cédai à la tentation de faire une belle charretée que je renversai en passant sur une souche ! Le cheval se retrouva les pattes en l’air. Mon premier travail fut de le rassurer, lui décrocher son collier et enlever tous les harnais, si possible sans rien casser. Je lui passai ensuite une chaîne dans le cou et, avec l’autre cheval, je le tirai le plus doucement possible pour le remettre sur ses pattes sans lui faire le moindre mal. Puis, je m’occupai de la charrette : la redresser, la recharger. J’avais une réelle complicité avec les chevaux, qui étaient très adroits et très obéissants. Jamais ils n’étaient battus, ils donnaient tout d’eux-mêmes au simple son de notre voix.
Il nous suffisait de monter le ton. C’est pour cela que je dis que sur les champs de course, la cravache devrait être supprimée. À mon sens, elle ne sert à rien d’autre qu’à effrayer le cheval qui suit pour qu’il ne passe pas. C’est de la triche. Je pense que mes chevaux m’apprirent un peu à gérer les hommes qui ont, eux aussi, besoin d’être reconnus. Plus tard, dans ma vie de chef d’entreprise, je donnai rarement des ordres secs à une secrétaire ou un chauffeur. J’utilisais plutôt les formules : « Pouvez-vous… », « Pourrais-tu… ? » « Arriveras-tu… ? ». À 99 % la réponse obtenue était « oui ». Dans ce cas, j’étais tranquille et le rapport équilibré ; j’avais plus de certitude que l’action soit bien exécutée. Je devins caporal-chef au terme quinze mois de mon service. J’aurais pu être sergent si j’avais accepté de partir en Indochine. Mais cela ne m’intéressait pas. Je n’aimais pas trop l’armée, je trouvais qu’il y avait beaucoup de bêtises. Et comme on dit, chercher, à l’armée, à comprendre, c’est déjà commencer à désobéir. Ce n’était donc pas ma destinée.
Bénédicte
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